Le projet MERMAID : une sirène en quête des écosystèmes marins méditerranéens du passé
Entre grandes fluctuations climatiques et stratégies humaines
Un programme européen pour répondre aux enjeux sociétaux et environnementaux
Face à la dégradation accélérée des écosystèmes marins et côtiers, la communauté scientifique met au profit ces dernières années des approches écologiques rétrospectives dans le but de confronter le poids des impacts climatiques et anthropiques du passé avec celui du présent. Divers registres du passé, telles que les archives paléoclimatiques, géomorphologiques, archéozoologiques ou autres, sont mis au service de groupes de recherche et de programmes collaboratifs (voir par exemple le meta-programme MISTRALS, l’initiative Oceans Past ou le groupe de recherche WGHIST de l’ICES https://www.ices.dk/community/groups/pages/wghist.aspx). L’étude de la relation des sociétés humaines avec le milieu marin dans le passé s’avère particulièrement précieuse dans une aire géographique comme la Méditerranée, densément habitée depuis la préhistoire. Parmi d’autres registres, cette région palimpseste offre une archive unique. Les squelettes de poissons et les coquilles d’invertébrés marins découverts dans les fouilles archéologiques constituent non seulement les vestiges de l’exploitation halieutique du passé mais aussi de précieux indicateurs paléoenvironnementaux. Le programme de recherche ERC MERMAID, démarré en juin 2021, met à profit ce registre afin de produire une synthèse inédite des pêcheries méditerranéennes anciennes, couvrant plusieurs millénaires et zones biogéographiques. Le programme aspire à compléter les données de l’écologie historique marine et de l’archéologie environnementale en offrant des résultats solides sur : a) l’état et l’évolution sur la longue durée des écosystèmes marins sous l’effet de grands changements environnementaux, b) les premiers impacts humains sur ces écosystèmes, ainsi que sur c) la façon dont les sociétés anciennes ont adapté leurs stratégies d’exploitation suite à ces changements (Fig. 1). Le but est de contribuer à une évaluation globale des interactions entre les pressions climatiques et humaines et l’écosystème marin méditerranéen du passé pour mieux comprendre, d’une part, la fragilité ou la résilience de celui-ci, et évaluer, d’autre part, les trajectoires alternatives d’adaptation des sociétés à leurs milieux (Fig. 2).

© T. Theodoropoulou

Afin de répondre aux objectifs du programme, nous avons mis en place une approche interdisciplinaire innovante (archéozoologie, biologie marine, isotopie, géomorphologie, paléoclimatologie) réunissant plusieurs chercheurs au sein du CNRS (CEPAM, ECOSEAS, LOV, CEREGE, LAMPEA) et des collaborateurs externes (Stazione Zoologica di Napoli Anton Dorhn, Italie). Toutes les recherches s’appuient, directement ou indirectement, sur le registre archéofaunique marin. Elles se développent à deux niveaux de résolution géographique : une étude à haute résolution à l’échelle régionale et un échantillonnage sélectif à l’échelle méditerranéenne.
Une base de données d’ampleur inédite
Ces dernières années, la multiplication des études de restes d’animaux marins sur les sites archéologiques côtiers circum-méditerranéens a produit un registre abondant et absolument inédit sur les ressources marines dans le passé méditerranéen. Ces données sont pourtant actuellement disséminées dans la littérature scientifique et grise et souvent difficilement accessibles. Notre premier travail au sein de MERMAID a ainsi été de créer un inventaire commun de ce vaste ensemble de données afin de suivre l’évolution des pêcheries méditerranéennes à long terme et d’aborder les questions de recherche identifiées plus haut. Nous avons inclus un maximum d’assemblages, étudiés et publiés à ce jour, provenant de sites côtiers en prenant compte des changements du trait de côte en fonction des données géomorphologiques et eustatiques de façon à vérifier le caractère côtier des sites au moment de leur occupation. La fourchette chronologique retenue pour le programme s’étend du Paléolithique jusqu’à la fin de l’antiquité romaine, période qui marque une première certaine industrialisation des activités de pêche. En plus d’un travail bibliographique détaillé et d’un recensement cartographique (SIG), nous avons procédé à une homogénéisation de la nomenclature et à des vérifications des identifications taxonomiques. La base de données produite, appelée M-ARCHives, est la première de ce type pour la Méditerranée. Elle permet de créer des traitements statistiques et des synthèses à différentes échelles locales/régionales et temporelles. En plus des données faunistiques, la base est enrichie d’un inventaire des artefacts liés à la pêche, trouvés dans les sites archéologiques où des poissons et des invertébrés ont été mis au jour. M-ARCHives sera disponible et accessible en ligne à la fin du programme et un enrichissement continu de la base même après la fin du programme est prévu (https://www.cepam.cnrs.fr/sites/mermaid/?page_id=111). Le but est que cette base devienne un outil utile pour toutes les disciplines travaillant sur la relation des sociétés humaines avec la mer, dont l’archéozoologie, l’histoire méditerranéenne, l’archéologie maritime, l’archéologie économique, l’histoire de l’alimentation, mais aussi l’écologie historique marine ou encore l’écologie de la conservation.
L’inventaire créé constitue des archives halieutiques méditerranéennes anciennes, en d’autres termes, des statistiques des arrivages des pêches sur les sites méditerranéens préhistoriques et antiques. Il est vrai que les données archéofauniques sont soumises à la fragilité de tout registre archéologique, à savoir le caractère partiel de l’assemblage fouillé par rapport à l’assemblage initial exploité voire déposé dans le sédiment archéologique. Elles présentent toutefois le potentiel d’offrir une image globale des activités piscicoles et des ressources privilégiées par les communautés du passé. Un des objectifs centraux ainsi qu’un des défis majeurs du programme MERMAID est de fournir des résultats descriptifs et mesurables sur l’évolution de la biodiversité marine en contexte méditerranéen (présence/absence, abondance, richesse, diversité), d’explorer l’état des écosystèmes méditerranéens au cours du temps, notamment avant l’apparition des activités de pêche à grande échelle, afin de vérifier le concept de changement des lignes de référence (shifting baselines) (https://tos.org/oceanography/article/shifting-baselines-the-past-and-the-future-of-ocean-fisheries ou https://www.dixit.net/shifting-baseline-syndrome/), à savoir le décalage voire la dégradation progressive des stocks marins liée aux pressions environnementales et/ou anthropiques. Il est donc question de passer des données archéologiques aux données écologiques du passé.
De la restitution des données écologiques passées à la modélisation des trajectoires futures
Comment est-il possible de passer des archives de captures sélectionnées par l’homme à une reconstitution des ressources disponibles dans le passé pour lesquelles aucune preuve archéologique n’a été conservée ?
Afin d’accéder aux conditions naturelles recherchées, nous avons décidé d’appliquer au matériel archéozoologique différentes approches empruntées à la biologie et à l’écologie marine. Dans un premier temps, les caractéristiques biologiques et écologiques des différents taxons identifiés dans le registre archéologique permettent de reconstituer certains des biotopes disponibles aux communautés passées.
A partir de cette première reconstitution, nous avons intégré un concept écologique de base, selon lequel les espèces d’un écosystème sont liées entre elles par une série de relations trophiques, qui peuvent être évaluées, à la fois, à l’aide de données directes et de proxies, c’est-à-dire de variables qui permettent d’évaluer indirectement une situation écologique ou climatique. Nous nous sommes de nouveau tournés vers les données archéofauniques auxquelles nous avons attribué les conditions écologiques correspondantes, susceptibles d’éclairer un ensemble d’organismes liés entre eux. Une deuxième étape a porté sur une sélection de taxons souvent présents dans le registre archéologique à travers le temps, pour lesquels nous avons mené des analyses isotopiques afin d’évaluer leur niveau trophique précis à des périodes différentes et suivre d’éventuelles pressions au sein des niches écologiques.
Enfin, une approche inédite a été appliquée sur le registre de base, à savoir la modélisation écologique. Cette méthode, de plus en plus utilisée en écologie marine, permet de modéliser les données piscicoles et climatiques actuelles afin de simuler les écosystèmes et prédire l’état des écosystèmes et les changements dans le futur. Notre interrogation a porté sur le passé, notamment sur les présences/absences/raréfactions attendues de certains taxons-clés en Méditerranée en fonction de données paléoclimatiques et paléocéanographiques. Un travail de fond a consisté à exploiter les données réelles ou issues de modèles (courbes paléoclimatiques à partir de modèles paléoclimatiques ; températures de surface de la mer reconstituées à partir de modèles paléocéanographiques ; variations du niveau de la mer et changements côtiers à courte ou grande échelle) afin d’estimer l’impact de tous ces paramètres sur la disponibilité des ressources côtières/marines depuis la dernière période glaciaire (110 000–11 700 BP), en passant à l’Holocène et jusqu’à l’optimum climatique romain (250 av. n.è. – 400 n.è.). Cette approche permet, d’une part, de vérifier les comportements des espèces dans des conditions climatiques et environnementales variées du passé, et d’autre part, de proposer la présence attendue de taxons dans une zone donnée indépendamment de leur présence confirmée dans le registre archéofaunique. Les raisons et les résultats des fluctuations observées font l’objet de recherches plus synthétiques au sein du programme, où l’on combine toutes les données disponibles pour chaque période et type d’écosystème (spectres marins, environnements) afin d’identifier des corrélations potentielles entre les fluctuations des espèces marines et les changements à l’échelle régionale ou plus large de la Méditerranée.
Modes d’exploitation durables ou intensifs des ressources marines
Le dernier volet du programme se tourne, enfin, vers les modes de l’exploitation des ressources marines par les sociétés méditerranéennes du passé, tout en essayant d’évaluer l’impact possible de ces activités sur les ressources. Ce volet est structuré autour de différentes questions et s’étend à différents registres. L’une interroge l’organisation des stratégies d’exploitation des ressources, à savoir la saisonnalité des activités de pêche et de collecte et leur intensité/régularité à différentes échelles, du saisonnier au diachronique, au travers de l’observation sclérochronologique, de l’analyse isotopique et de l’évaluation biologique. Une autre recherche porte sur les marqueurs de la pression humaine sur les restes fauniques. Cette pression est déduite des changements perçus sur les relations trophiques entre les différentes espèces et observées grâce à l’analyse isotopique, et aussi des réductions de tailles des individus, reconstituées à partir des ossements (ostéométrie), voire des diminutions de captures dans le temps (méthodes quantitatives standards).
Enfin, le programme s’interroge sur l’intensité de l’exploitation des ressources marines par les sociétés méditerranéennes. Afin d’apporter quelques clarifications sur le sujet, nous avons mis en place deux approches. D’une part, une comparaison des archives marines avec d’autres archives fauniques afin d’élucider la question du rôle des produits de la pêche dans les régimes méditerranéens carnés au sein de contextes socio-économiques différents (pré-néolithique, communautés sédentaires post-néolithiques, sociétés complexes). Un travail méthodologique purement archéozoologique accompagne ce volet, afin de pouvoir comparer des données fauniques variées, quantifiées de manière différente. La toute dernière recherche du programme se tourne enfin vers l’apport des ressources marines aux diètes des consommateurs méditerranéens du passé, sujet longuement discuté mais peu concluant. Notre approche consiste en une comparaison des valeurs isotopiques marines produites au sein du programme avec des analyses isotopiques humaines disponibles pour différentes périodes afin de fournir un modèle de l’importance de l’apport marin pour les sociétés méditerranéennes.
Ainsi, le vaste programme MERMAID utilise le registre archéofaunique, qui constitue les archives halieutiques du passé dans une démarche interdisciplinaire pour remonter, d’une part, aux conditions naturelles des écosystèmes marins en Méditerranée et évaluer leurs fluctuations et résilience sous les grandes pressions environnementales, et, d’autre part, pour identifier les modes d’exploitation durables ou plus intensives des communautés côtières méditerranéennes. Si les résultats produits et en cours sont plus directement accessibles aux disciplines intéressées, le programme ne serait pas complètement achevé sans une ouverture vers les sociétés méditerranéennes elles-mêmes. Les chercheuses et chercheurs du programme travaillent actuellement sur l’élaboration des résultats scientifiques à destination du grand public à partir de divers supports, dont un dépliant destiné aux écoles informant sur les ressources marines et les activités piscicoles durables à échelle locale par les communautés du passé, ainsi que sur une BD en collaboration avec le MSc MARRES (Université Côte d’Azur) sur les fluctuations des écosystèmes marins à travers le temps sous les pressions climatiques et anthropiques. Le but est de contribuer à rétablir la mémoire collective perdue à travers les générations d’écosystèmes plus sains, l’accommodement au déclin des ressources considérant comme normaux les niveaux de référence des écosystèmes marins de plus en plus dégradés (le Fishing down marine food webs, sensu Pauly).
Le programme ERC-CoG MERMAID est financé par l’European Research Council (ERC) sous le Horizon 2020 Research and Innovation Programme de l’Union Européenne (Grant Agreement no. 101002721).
À ce jour, l’équipe est constituée des collaborateurs suivants : Pour les bases de données : Antoine Pasqualini, CEPAM-CNRS; pour l’archéozoologie : Gabriele Carenti, CEPAM-CNRS, Emma Dutto, CEPAM-UniCA, Sotiria Gavrou, CEPAM-UniCA, Lionel Gourichon , CEPAM-CNRS, Angelos Hadjikoumis, CEPAM-CNRS, Erika Quiñones Bonilla, MARRES-UniCA, ; pour l’écologie marine :Audrey Marguin, ECOSEAS-UniCA, Franscesca Rossi, SZN, Erika Quiñones Bonilla, MARRES-UniCA; pour la biologie marine : Paolo Guidetti, SZN; pour la modélisation écologique :Emna Ben-Lamine, ECOSEAS-CNRS, Virginie Raybaud, ECOSEAS-UniCA ; pour la biogéochimie : Laury Acaf, LOV-IMEV, Thierry Blasco, LOV-CNRS; pour la géomorphologie : Matthieu Ghilardi, CEREGE-CNRS; pour l’anthropologie : Gwenaëlle Goude, LAMPEA-CNRS).

Pour aller plus loin
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Desse J., Desse-Berset N., 1993. Pêche et surpêche en Méditerranée : le témoignage des os. In Desse J., Audoin-Rouzeau F. (Eds.), 1993. Exploitation des animaux sauvages à travers le temps. XIIIe Rencontres internationales d’archéologie et d’histoire d’Antibes, APDCA, 15-17 octobre 1992, Juan-les-Pins, 327–340.
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Kittinger J.N., McClenachan L., Gedan K.B., Blight L.K., 2015. Marine historical ecology in conservation. Applying the past to manage for the future. California.
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Rick T.C., Erlandson J.M. (Eds.), 2008. Human impacts on ancient marine ecosystems: a global perspective. California.
Schwerdtner Mánez K., Holm P., Blight L., Coll M., MacDiarmid A., Ojaveer H., Poulsen B., Tull M., 2014. The future of the oceans past: towards a global marine historical research initiative. PLoS ONE, 9(7), e101466.
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L’autrice
Tatiana Theodoropoulou est chargée de recherche au CNRS, rattachée au laboratoire CEPAM (Cultures et environnements, Préhistoire, Antiquité, Moyen Age – UMR 7264) à Nice. Elle est archéozoologue, spécialiste des vestiges d’animaux aquatiques (os de poissons et de mammifères marins, coquilles d’invertébrés).
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Tatiana Theodoropoulou (12 novembre 2024). Le projet MERMAID : une sirène en quête des écosystèmes marins méditerranéens du passé. Bioarchéologies. Consulté le 26 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12nv3