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La Réserve Naturelle Nationale de la Massane : une forêt sanctuaire, laboratoire à ciel ouvert


Lovée dans l’une des dernières vallées des Pyrénées avant qu’elles ne plongent dans la Méditerranée, la forêt de la Massane offre bien plus que des paysages grandioses (Fig. 1). Classée Réserve Naturelle Nationale en 1973, puis inscrite au Patrimoine mondial de l’UNESCO en 2021, elle s’étend sur 336 hectares. Avec son histoire singulière, ce territoire protégé est non seulement un témoin précieux de l’histoire humaine et forestière, mais aussi un laboratoire vivant où se dessinent les dynamiques complexes des écosystèmes forestiers.


Un territoire témoin des relations entre lhumain et la forêt

La Massane est bien plus qu’une forêt isolée. Carrefour naturel, elle a été parcourue par l’Homme depuis des millénaires, comme en témoignent les nombreux vestiges archéologiques disséminés dans le massif de l’Albère.

La présence humaine dans le massif de l’Albera est attestée dès le Paléolithique (Camiade, 2006). Les cols de l’Albera sont souvent franchis, comme l’atteste le matériel archéologique découvert dans un gisement en plein air. Ce matériel est le signe d’une communication entre les populations des deux versants, dès le Paléolithique inférieur.

À l’époque néolithique, l’agriculture et l’élevage transforment le paysage : les premiers agriculteurs bâtissent des habitats rudimentaires et élèvent chèvres, moutons et bovins. Les dolmens, monuments funéraires mégalithiques, ainsi que les objets rituels découverts sur les crêtes, indiquent des pratiques cultuelles sophistiquées.

Un sanctuaire naturel a également été identifié sur les hauteurs de la réserve, dont les fouilles archéologiques, menées sur une dizaine de campagnes, ont révélé une occupation entre les IVe et Ve siècles avant J.-C. (Dunyach, 2016). Durant l’âge du fer, ce site de la Fajouse devient un espace sacré, où des rituels s’organisent autour d’une source. L’occupation culmine entre les IVe et IIIe siècles av. J.-C., avant de décliner avec l’arrivée des Romains, qui transforment les usages de ces lieux. Le site est donc investi d’un culte aussi bien durant l’époque grecque (Aphroditè Pyrènaia), que romaine (Pyrenaea Venus) sur près de 1000 ans. L’extrémité orientale du massif surplombant la mer, devait correspondre à l’espace sacré d’Aphrodite des Pyrénées (Dunyach, 2016). L’histoire de la Massane est ensuite marquée par le passage de nombreuses civilisations : Hannibal y aurait franchi les Pyrénées en 218 av. J.-C. et des populations romaines, wisigothes, maures et carolingiennes y laissent tour à tour leurs empreintes. Au Moyen Âge, la construction de la tour de la Massane sous le roi Jacques Ier témoigne de son importance stratégique (Izard, 1977).

Plus tard, l’exploitation de la forêt prend de l’ampleur, notamment pour alimenter les forges catalanes et l’industrie du verre. Les vestiges d’ateliers verriers et de charbonnières sont encore visibles, témoins d’un usage intensif des ressources. Au XIXe siècle, l’exploitation forestière décline progressivement et la forêt de la Massane retrouve une forme de quiétude. Elle devient alors un rare vestige de la « silva antica », une forêt sauvage et inexploitée depuis plus de 150 ans (Garrigue, 2010).


Une forêt ancienne et mature : richesse écologique et mémoire vivante


La Massane est considérée comme l’une des dernières vieilles forêts méditerranéennes, combinant ancienneté et maturité (Fig. 2). Son caractère ancien est confirmé par plusieurs éléments : l’analyse génétique des populations de hêtres, les relevés pédoanthracologiques et les documents d’archives.

Les études génétiques montrent que les hêtres de la région ont survécu aux glaciations du Quaternaire, formant des microrefuges qui ont ensuite permis l’expansion régionale de l’espèce à l’Holocène. La Massane et les populations voisines de Prats de Mollo et Py-Mantet présentent les diversités génétiques les plus élevées (Lafontaine, 2012).

Les études anthracologiques révèlent la présence du hêtre (Fagus sylvatica) et du sapin (Abies alba) dans la réserve de la Massane dès 5000 cal BP. Bien que ces études ne confirment pas définitivement l’existence de microrefuges pour le hêtre, elles suggèrent la possibilité d’un microrefuge pour le sapin, qui a disparu de la région entre 1500 cal BP et aujourd’hui en raison des perturbations humaines et de l’aridification progressive du climat. Le hêtre, en revanche, a persisté grâce à sa capacité à rejeter (Danneyrolles, 2017).

Les cartes historiques, comme celle de Ballanda de 1743 (Fig. 3), montrent la continuité des secteurs forestiers dans la haute vallée de la Massane, sans défrichement ni changement d’affectation des sols. D’autres cartes, comme celles de Cassini et du cadastre napoléonien, confirment cette continuité. En 1889, Paul de Boixo, inspecteur des forêts à Perpignan, a préconisé de « laisser agir les forces naturelles » pour protéger les sources de la Massane et maintenir les terres sur les sommets exposés aux vents et au soleil.

Après une exploitation intensive jusqu’à la fin du XIXe siècle, l’Albera devient une montagne abandonnée, régulièrement touchée par les incendies. De nombreux toponymes évoquent l’utilisation agricole et pastorale passée, tels le Cortal dels Porcs, la Jaça de Colomate, el Prats, mais la forêt a depuis repris ses droits. Depuis l’incendie de 1881 et quelques coupes dans les années 1940 (STO), le site n’a pas subi de modifications importantes.

Cette gestion en libre évolution depuis plus de 150 ans a conduit à une forte maturité et naturalité de la forêt. On y trouve une diversité impressionnante de classes d’âge des arbres, d’essences forestières et de microhabitats, ainsi qu’une abondance de bois mort, essentiel pour de nombreuses espèces. La Massane est ainsi un témoignage vivant de la richesse écologique et de la mémoire vivante des forêts anciennes (Fig. 4).


La Massane, laboratoire à ciel ouvert


Au-delà de son rôle de sanctuaire écologique, la forêt de la Massane se distingue comme un lieu de recherche unique. Ses caractéristiques naturelles et son statut de protection en font un observatoire privilégié des dynamiques forestières en libre évolution (Fig. 5). Depuis plus de 50 ans, les agents de la Réserve de la Massane ont développé trois socles de connaissances essentiels aux activités scientifiques : un inventaire généralisé de la biodiversité (ATBI), un observatoire forestier et des suivis météorologiques.

Sur une superficie de seulement 336 hectares, le site de la Massane abrite une biodiversité exceptionnelle avec plus de 12 000 espèces documentées. Cette richesse biologique résulte de plusieurs facteurs combinés, notamment un contexte biogéographique favorable, des conditions climatiques uniques, et la naturalité du site, qui est relativement intact et peu perturbé par les activités humaines. Depuis les années 1950, un effort d’inventaire soutenu a permis de documenter cette diversité avec une précision remarquable, contribuant à une compréhension approfondie de l’écosystème. L’inventaire détaillé met en lumière l’importance du bois mort au sol, essentiel pour près de 50 % des espèces forestières (Fig. 4), et les bénéfices d’une gestion en libre évolution, qui favorise la diversité et la résilience de l’écosystème. Cette approche a permis de préserver et de documenter la richesse biologique de la Massane, faisant de ce site un modèle pour la conservation de la biodiversité forestière.

L’observatoire forestier de la Massane est un autre pilier de ce laboratoire à ciel ouvert. Depuis 1998, un dispositif de suivi permanent a été mis en place, s’appuyant sur une cartographie exhaustive. Ce dispositif, proche des protocoles européens, a été affiné grâce aux connaissances acquises par des études antérieures, intégrant des éléments comme les dendromicrohabitats, les champignons lignicoles et des espèces patrimoniales de lichens (Fig. 5). Une base de données cartographique permet de suivre l’évolution du peuplement arboré et d’analyser divers paramètres. Ces analyses contribuent à la compréhension de nombreux phénomènes, tels que les relations intraspécifiques (régénérations, écoéthologie des essences), les relations interspécifiques (compétition, successions, espèces invasives), la vitesse de dégradation des espèces et la croissance des individus. Ce suivi permet également des études à long terme, comme le suivi des cavités avec terreau pour des espèces spécifiques.

Le dispositif a permis de relever 70 794 objets (61 532 arbres vivants ou morts sur pied et 9 262 pièces de bois mort au sol) sur 28,8 hectares (Fig. 6). Ce suivi permanent, accumulant des données sur près de 25 ans, constitue le cœur de l’observatoire forestier. Il offre un état des lieux précis de la structure du peuplement, localisant et caractérisant de nombreux microhabitats, champignons parasites et saprophytes et pièces de bois mort au sol. Cette approche permet une meilleure compréhension de la dynamique forestière (croissance, compétition, régénération [Fig. 7], dégradation) et des mécanismes liés au changement climatique, en corrélant les données de terrain avec celles de la station météo.

Cette dernière, en place depuis 1959, offre une vision fine des événements climatiques du site. Dans un contexte de changements globaux, les événements climatiques brefs et intenses, tels que les pics de chaleur ou les gels tardifs, sont plus fréquents et auront des impacts plus importants sur la dynamique forestière, notamment la mortalité ou les phénomènes de dépérissement. On note également une élévation des températures moyennes de près de 2°C depuis 1959 à nos jours, ainsi qu’une chute de la pluviométrie depuis 2021.


Conclusion : comprendre la forêt sur des temps longs

L’expérience de la Massane montre que seul un effort d’exhaustivité permet de saisir pleinement cette richesse et cette complexité. Grâce à ce socle de connaissances, la réserve accueille de nombreux scientifiques du monde entier, venus interroger les mécanismes de résilience des forêts tempérées et la richesse des microhabitats. Ces travaux permettent de mieux comprendre les effets du réchauffement climatique sur les forêts anciennes. La Massane, en tant que laboratoire à ciel ouvert, continue de jouer un rôle crucial dans la recherche écologique et la conservation de la biodiversité à l’image du champignon rare : Hericium clathroides (Fig. 8).

La Massane nous rappelle que ces forêts s’inscrivent dans des rythmes biologiques qui dépassent les échelles humaines. Leur évolution, souvent imperceptible à court terme, est profondément influencée par leur histoire.

Étudier la Massane, c’est interroger sa structure, ses usages et les formes de protection de la forêt au fil des siècles.

La Réserve Naturelle Nationale de la Massane est un témoin vivant de nos rapports à la nature et une source de connaissances inestimable pour envisager l’avenir des forêts dans un monde en mutation. Elle illustre avec éclat que la protection et l’observation patiente sont primordiales pour préserver ces écosystèmes complexes et essentiels.

Références

Camiade, M., (dir.) 2006. L’Albera : Terre de passage, de mémoires et d’identités. Nouvelle édition [en ligne]. Perpignan. Presses universitaires de Perpignan. https://doi.org/10.4000/books.pupvd.25729. 

Danneyrolles, V., Saulnier M., Talon B., Blanchet M. et Sidamon-Pesson C. 2017. Analyse pédoanthracologique. Travaux de la Massane n° 111.
http://www.rnnmassane.fr/2017/10/03/travaux-111-analyse-pedoanthracologique-2/

De Lafontaine, G. 2012. Structures génétiques des populations de hêtre (Fagus sylvatica) de Catalogne nord et sud.Travaux de la Massane n°94.http://www.rnnmassane.fr/2012/06/18/travaux-94-structure-genetique-des-populations-de-hetre-fagus-sylvatica-de-catalogne-nord-et-sud/

Dunyach, I. 2016. Activités rituelles autour d’une source entre la France et l’Espagne (VIe s. Av. J.-C.-VIe s. Apr. J.-C.) : la Fajouse à Argelès-sur-Mer (Pyrénées-Orientales). Gallia 73-2, 1-23. |https://doi.org/10.4000/gallia.2718

Garrigue, J. 2010. 3e plan de gestion de la Réserve Naturelle Nationale de la Forêt de la Massane 2010-2014. Travaux de la Massagne n°86.
http://www.rnnmassane.fr/2009/10/18/travaux-86-plan-de-gestion-n3

Izard, P., 1977. La Massane et la montagne d’Argelès-sur-Mer. Massana 9 (l et 2), 1-142.

L’autrice


Diane Sorel est conservatrice de la Réserve Naturelle Nationale de la Forêt de la Massane.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Diane Sorel (4 février 2025). La Réserve Naturelle Nationale de la Massane : une forêt sanctuaire, laboratoire à ciel ouvert. Bioarchéologies. Consulté le 26 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/138pk


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